La rivière de Saint-Christophe est une classique traversée d’initiation que nous visitons régulièrement.
Traditionnellement nous passons par le puits d’entrée d’une vingtaine de mètres qui permet d’accéder directement à l’amont de la rivière. Il suffit ensuite de laisser les baudriers au pied du puits car la progression au fond du lit du cours d’eau ne nécessite pas d’équipement. Cette habitude a un fondement car après 1600 m de marche et de ramping, la sortie de la cavité se fait après le passage d’une voûte mouillante d’une vingtaine de mètres de longueur qui laisse peu de place entre le plafond et la surface de l’eau. Ce qui oblige à s’immerger presque complètement, et peut bien-sûr, sans combinaison néoprène, refroidir et impressionner les débutants. La sortie étant proche, en général tout le monde se baigne, part se sécher et se réchauffer rapidement, après avoir eu la surprise de déboucher dans le lavoir en bas du village. On se doute que faire le trajet en sens inverse pourrait rebuter ceux qui manquent de témérité.
Mais pour cette fois, Pierre étant en charge des trois petits nouveaux, j’ai décidé unilatéralement de briser le tabou des traditions et de commencer la balade en passant par le lavoir. Jean-Louis étant aussi rebelle que moi a choisi de m’accompagner et même d’emmener sa fille Manon. Ceci constituera aussi un test pour la sortie programmée en juillet avec les jeunes de l’IME.
Dès notre arrivée, la vérification du niveau d’eau au sortir de l’émergence nous rassure : il a plu la veille mais la rivière est presque à l’étiage et ne montre aucune turbidité.
Par curiosité, j’ai prévu de faire quelques observations dans les laisses situées à une centaine de mètres de l’entrée, ayant déjà vu en hiver des anguilles remonter jusqu’à presque un kilomètre de l’entrée. Avec le réveil de la nature y aurait-il encore des bestioles en visite souterraine ?
Malheureusement j’apprends qu’un groupe de spéléos doit faire la traversée le matin. Leur passage va soulever la fine couche de limon présente au fond du lit et troubler l’eau. Vers midi nous les voyons jaillir de la voûte mouillante. Romain du CDS79 les accompagne et nous explique qu’il a fait une opération de dragage du fond au printemps pour faciliter le passage à l’entrée.
Pendant que Pierre et son groupe partent équiper le puits à l‘amont, nous nous engageons dans la cavité. Effectivement la hauteur sous la voûte mouillante fait maintenant une bonne quarantaine de centimètres ce qui est relativement confortable. Ca n’empêche pas la fraîcheur de l’eau de nous saisir surtout après avoir pris un coup de chaud au soleil avec la combinaison néoprène enfilée prématurément. Je crains que Manon rechigne à aller plus loin devant la froideur de la situation mais il n’en est rien. Sa confiance et sa bonne humeur lui permettent de passer l’épreuve sans inquiétude. Manon tu as décidément un moral d’acier !
Le début de la progression s’opère souvent à quatre pattes ou en rampant dans l’eau mais cette traversée anticonformiste nous fait découvrir le paysage souterrain avec une nouvelle et agréable vision. Je m’arrête souvent pour prendre quelques photos avec mes deux amis heureusement dociles et compréhensifs ; distribuant les rôles à chacun : « Manon, mets toi à droite, non pas là, ici. Jean-Louis éclaire devant, non pas en bas, lève la tête. Maintenant souriez, quand même !».
Troublant la quiétude des galeries, nous imitons des cris d’animaux sauvages pour distraire Manon qui préfère souvent franchir les obstacles à plat ventre dans l’eau froide plutôt qu’avancer en crabe. Malgré les conseils de son père elle se voit plutôt Poisson que Crustacé.
Petit à petit le plafond s’élève, ce qui permet d’accélérer le rythme. A mi-parcours environ, nous croisons la deuxième équipe pilotée par Pierre. Inquisiteur et soupçonneux, il s’interroge sur le contenu de ma petite valise jaune : « Qu’est que tu transportes là dedans ? Ca ne serait pas un cake par hasard ? »
Il faut expliquer que cela constitue un sujet de blague récurrent entre nous.
Pierre, en père nourricier souterrain, promène la plupart du temps un cake aux fruits dans sa petite boîte protectrice. Après plusieurs heures d’efforts, la troupe est souvent affamée et attisée par la friandise. De manière inconsciente de mon point de vue, Pierre, trop confiant, encourage ses acolytes à se servir sans attendre. Il s’en suit que le cake est en général anéanti en quelques secondes, ne laissant aux retardateurs déçus que des miettes en fond de boîte. Cette histoire s’est répétée à plusieurs reprises et j’avoue ma part de responsabilité - Dieu des spéléos, prince des ténèbres pardonne moi d’avoir pêché par gourmandise. Un autre témoin du dernier rebondissement de cette affaire lamentable atteste du fait suivant : lors d’un récent week-end, une équipe sauvage et démunie mais déterminée, est sortie d’une cavité pour rentrer dans celle où se trouvait Pierre uniquement pour spolier son fameux cake. Il taira les noms par peur des représailles.
Je reviens à Saint-Christophe. A six cents mètres de l’entrée nous arrivons devant un passage haut équipé en fixe. A cette époque de l’année il n’en sort habituellement qu’un mince filet d’eau mais aujourd’hui une cascade arrose le ressaut.
Le plafond est maintenant haut et nous arrivons rapidement au terminus de la visite, en bas du puits. C’est un peu la surprise car, non seulement le dernier ressaut est copieusement arrosé mais il semblerait que le puits tubé de douze mètres le soit aussi. Ce n’est pourtant jamais le cas même en hiver.
Je monte en tête. L’équipement installé par Pierre est parfait, irréprochable et au dessus de tous reproches. Au fractionnement j’attends Manon qui monte à son rythme sans difficulté. Je passe la main courante et me retrouve sous la douche en bas du P12. Jean-Louis arrivant à la rescousse aide Manon à progresser sur la corde et déséquipe. Pendant ce temps je remonte le puits et sort de sa bouche en béton.
Tout s’explique : dans le pré, en guise de drain, les propriétaires ont creusé un chenal qui s’est rempli d’eau et se déverse dans une ouverture pratiquée dans une des buses. Je m’active à boucher ce trou avec un parpaing trouvé à proximité et de la terre humide qui étanche le passage d’eau. Manon a juste le temps de remonter sans être arrosée mais, dans le chenal l’eau qui est montée, finit par déborder pour s’évacuer dans le puits au dessus de Jean-Louis, contraint lui aussi de prendre sa douche.
En revenant avec les voitures nous rencontrons un des propriétaires. Pendant que nous nous amusions sous terre un violent orage s’est déclenché, accompagné par une pluie diluvienne. Vingt litres au mètre carré, nous précise-t-il.
Anne-Marie restée en surface nous attend en haut de la route menant au lavoir. Nous comprenons que la deuxième équipe à priori plus rapide que nous n’est pas encore sortie. L’inquiétude pointe. Peut-être que le niveau d’eau est monté et bloque le passage. En haut de la route en forte pente l’eau en furie s’est infiltrée dans un regard probablement bouché en partie basse. Anne-Marie nous explique qu’avec la pression, l’eau a fusé en une multitude de geysers au milieu du goudron. Effectivement le bitume s’est soulevé et la route devenue impraticable est constellée de petits cratères témoins des sorties d’eau. En descendant, l’enrobé craquelle bizarrement sous nos pas.
Heureusement le deuxième groupe vient juste de s’extraire de la cavité, il était temps car il restait moins de vingt cinq centimètres pour passer, la tête collée au plafond…